Autour des scientifiques, l’élite intellectuelle mobilisée
Introduction
Le programme colonial français pose une question de fond : comment concilier conquête et domination avec des principes républicains et égalitaires ?
La réponse vient de la science des prétendues races et de sa capacité à faire passer pour évidente l’infériorité des colonisés. Elle apporte un crédit (pseudo-) scientifique à la hiérarchisation et contribue ainsi à mettre en forme l’idée d’une hiérarchie des races, avec au sommet la race blanche.
La mobilisation des scientifiques se cristallise autour de la Société d’Anthropologie de Paris (SAP), dont la création remonte à 1859. Si la SAP est majoritairement composée de médecins, d’autres disciplines y sont représentées comme la démographie, la linguistique, la philosophie ou l’ethnologie. La SAP passa de 19 membres fondateurs en 1859 (dont trois fictifs qui ne donnèrent leur nom que par courtoisie) à 676 membres en 1880.
Dans le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle (Larousse, 1863-1865), on peut lire : « C’est en vain que quelques philanthropes ont essayé de prouver que l’espèce nègre est aussi intelligente que l’espèce blanche. Quelques rares exemples ne suffisent point pour prouver l’existence chez eux de grandes facultés intellectuelles. Un fait incontestable qui domine tous les autres, c’est qu’ils ont le cerveau plus rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de l’espèce blanche, et comme, dans toute la série animale, l’intelligence est en raison directe des dimensions du cerveau, du nombre et de la profondeur des circonvolutions, ce fait suffit pour prouver la supériorité de l’espèce blanche sur l’espèce noire. »
A cela s’ajoutent les politiciens et les économistes qui s’appuient sur la hiérarchisation des prétendues races pour justifier les conquêtes coloniales.
Autour des scientifiques, c’est bien une vaste élite intellectuelle qui alimente et puise tour à tour dans cette construction progressive d’un racisme qui s’enracinera profondément dans l’inconscient collectif.
Pourtant déjà certains s’opposaient déjà à cette théorie mensongère tels que Firmin et Tiedmann.
Julien Joseph Virey (1775-1846) : un des premiers naturalistes polygénistes
Né à Hortes près de Langres, Virey commence à travailler dans la pharmacie d’un de ses oncles et devient en 1812, pharmacien en chef des hôpitaux militaires avant de présenter, deux ans plus tard, son doctorat en médecine. Maître d’œuvre du Nouveau Dictionnaire d’Histoire Naturelle de l’Homme publié par Détreville, il publie son œuvre maîtresse en 1801, Histoire Naturelle du Genre Humain.
Deux espèces différentes aux origines séparées
Il est l’un des premiers naturalistes à formuler la thèse polygéniste en opposant deux espèces fondamentalement différentes aux origines séparées : la première, caractérisée par un angle facial qui s’ouvre de 85° à 90°, très droite, habile, à l’intelligence étendue et à l’industrie supérieure, regroupe les races blanche, jaune, cuivreuse (américaine) et brun foncé (malaise ou polynésienne), la seconde dont l’angle est compris entre 75° et 80°, à peine supérieure à l’orang-outan, à la position du corps un peu oblique, l’air déhanché, l’entendement borné, la civilisation imparfaite, portée au plaisir, comprend les races noires (africaines) et noirâtres (Hottentots, Papous). Si Virey fut très lu par ses contemporains, sa division en deux races ne parut pas toujours pertinente.
L’infériorité de la capacité crânienne du noir
De ses études d’anatomie comparée, il conclut évidemment à tort à l’infériorité de la capacité crânienne du Noir. Ce dernier possède un cerveau plus étroit, ses hémisphères cérébraux sont moins volumineux, ses circonvolutions moins nombreuses et moins profondes, son appareil nerveux plus important. La morphologie et la physionomie du Noir sont animalisées, perçues comme voisines de celles de l’anthropoïde.
Négrophobe mais anti-esclavagiste
Cette pensée hiérarchique et inégalitaire n’entraîne pas pour autant une volonté de discrimination. Comme la majorité des naturalistes français, le négrophobe Virey est anti-esclavagiste. Il se distingue ainsi des anthropologues américains tels Josiah Clark Nott, George Robins Gliddon ou encore Samuel George Morton qui, au nom de l’inégalité raciale établie par leurs études craniologiques, prônent le maintien de l’esclavage aux États-Unis.
Article « nègre », julien-joseph virey dans le nouveau dictionnaire d’histoire naturelle, 1803
« Le nègre est et sera toujours esclave ; l’intérêt l’exige, la politique le demande, et sa propre constitution s’y soumet presque sans peine », écrit il à la rubrique « nègre»
Paul Broca (1842-1882) : emblème de la raciologie « républicaine »
Médecin à la carrière brillante, Paul Broca est l’emblème de la raciologie républicaine des débuts de la Troisième République. Il est le fondateur des institutions dédiées à l’anthropologie dont le rayonnement fut important tant en France qu’à l’étranger.
Une carrière scientifique, des convictions républicaines
Paul Broca est issu d’une famille protestante et républicaine de Sainte-Foy-la-Grande. Pendant ses études de médecine, il manifeste de forts sentiments républicains suivis plus tard d’une vive hostilité à la dynastie des Bonaparte, sans pour autant s’engager en politique. C’est à la science qu’il consacre entièrement sa carrière professionnelle. Membre de plusieurs sociétés savantes (société de chirurgie, société d’anatomie, Association pour l’avancement des sciences), il entre à l’Académie de médecine en 1866.
Une impulsion décisive pour l’anthropologie
En 1859, il fonde la Société d’Anthropologie de Paris (SAP). En 1868, il crée le musée et le Laboratoire d’anthropologie. En 1872, il fonde la Revue d’anthropologie.
En 1876, l’École d’anthropologie de Paris est fondée grâce au concours de la faculté de Médecine, qui accorde un local, du conseil municipal, du conseil général de la Seine et du ministère de l’Instruction publique. Forte de nombreux soutiens politiques que Broca mobilise, l’École est reconnue d’utilité publique en 1889.
Le soutien des thèses transformiste et polygéniste
Alors que les débats, avivés par la publication en 1859 de L’Origine des espèces de Charles Darwin, s’engagent au sein de la Société d’anthropologie de Paris, Broca y défend les thèses transformiste et polygéniste. Il participe également activement aux études sur les races humaines. Annonçant que la craniologie est en mesure de fournir des données précieuses sur la valeur intellectuelle des races humaines, il procède, en améliorant la technique, à de nombreux cubages crâniens, qui deviennent des mesures de référence très largement utilisées dans les manuels d’anthropométrie.
Pessimisme sur la capacité des peuples primitifs à évoluer
Considérant que les aptitudes intellectuelles sont héréditaires et spécifiques à chaque prétendue race, il n’exclut pas pour autant l’option lamarckienne de transmission des caractères acquis mais constate que la perfectibilité est très inégalement répartie parmi les prétendues races humaines et demeure très pessimiste sur la capacité des peuples primitifs à acquérir la civilisation.
Extrait de l’Histoire des travaux de la société d’anthropologie
PAUL BROCA (1824-1880) : EMBLÈME DE LA RACIOLOGIE «RÉPUBLICAINE »
« En moyenne, la masse de l’encéphale est plus considérable chez l’adulte que chez le vieillard, chez l’homme que chez la femme, chez les hommes éminents que chez les hommes médiocres, et chez les races supérieures que chez les races inférieures. Toutes choses égales d’ailleurs, il y a un rapport remarquable entre le développement de l’intelligence et le volume du cerveau. Ainsi, l’obliquité et la saillie de la face, constituant ce qu’on appelle le prognathisme, la couleur plus ou moins noire de la peau, l’état laineux de la chevelure et l’infériorité intellectuelle et sociale sont fréquemment associés, tandis qu’une peau plus ou moins blanche, une chevelure lisse, un visage orthognathe [droit] sont l’apanage le plus ordinaire des peuples les plus élevés dans la série humaine. Jamais un peuple à la peau noire, aux cheveux laineux et au visage prognathe, n’a pu s’élever spontanément jusqu’à la civilisation. »
Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 1876
« La distinction des races une fois admise, un champ immense s’ouvrit tout à coup aux investigations des savants. Il ne s’agissait plus seulement de compléter ou de rectifier la classification et les descriptions de Blumenbach, mais de chercher l’origine des variétés permanentes, des types héréditaires, des caractères si divers et en même temps si gradués qui constituent les races. […] Il fallait ensuite déterminer les filiations des peuples, retrouver les traces de leurs migrations et de leurs mélanges, interroger leurs monuments, leurs histoires, leurs traditions, leurs religions, et les suivre même au-delà de la période historique pour remonter jusqu’à leurs berceaux. Autant de questions entièrement neuves, autant de problèmes, qui jusqu’alors n’avaient pas même été posés dans la science ; et ces investigations multipliées, illimitées, qui exigeaient le concours simultané de la zoologie, de l’anatomie, de la physiologie, de l’hygiène, de l’ethnologie, de l’histoire, de l’archéologie, de la linguistique, de la paléontologie, devaient converger vers un même but pour constituer enfin la science de l’homme ou l’Anthropologie. »
Histoire des travaux de la société d’anthropologie (4 juin 1863), Archives générales de médecine, Paul Broca, 1863, t. 2, p. 65
Abel Hovelacque (1843-1894) : anthropologie physique et linguistique
Né à Paris, Abel Hovelacque obtient une licence en droit, puis poursuit sa formation en linguistique et en anthropologie en auditeur libre. Membre de la société d’anthropologie à partir de 1867, il est titulaire de la chaire d’anthropologie linguistique à l’école d’anthropologie de 1876 à 1890.
Membre actif de la Société d’anthropologie
Membre de la Société d’anthropologie depuis 1867, il est titulaire de la chaire d’anthropologie linguistique à l’École d’anthropologie de 1876 à 1890 puis en prend la direction et fonde la Revue mensuelle de l’École d’anthropologie.
Il est l’auteur de plus d’une vingtaine de brochures et d’ouvrages de linguistique et d’anthropologie dont la première grammaire Zende (1869) rédigée en français et plusieurs ouvrages et brochures sur les langues et la culture indo-européennes.
La linguistique au service de la classification raciale
Polygéniste, il adhère à l’évolutionnisme linguistique qui en prenant modèle sur les sciences naturelles conçoit les langues comme des organismes vivants, aux origines distinctes, se transformant en suivant des lois déterminées, passant du simple au complexe suivant trois stades : le monosyllabisme, l’agglutination et la flexion.
Le degré de complexité morphologique d’une langue est alors perçu comme révélateur du degré de développement intellectuel du peuple qui l’utilise.
Les populations primitives : entre singe et homme
Hovelacque est un ardent défenseur des thèses transformistes, utilisant dans son argumentaire les populations primitives comme le « chaînon manquant » entre l’anthropoïde et l’ « Homme civilisé ».
Il met en avant plus de quarante caractères anatomiques qui montrent que les prétendues « races inférieures » possèdent des valeurs intermédiaires entre le singe et l’homme blanc. Du prognathisme jusqu’à la sature incomplètement redressée en passant par le pied, le bassin, les membres, etc. De la même manière que les caractères physiques, les caractères culturels des populations primitives sont jugés plus proches du singe.
Un engagement politique
Opposant à l’Empire, il prend part à la journée du 4 septembre mais ne participe pas à la Commune. En 1872, il rencontre Gambetta et devient collaborateur à la République française jusqu’en 1879. Sa carrière politique débute en janvier 1878, lorsqu’il est élu au conseil municipal de Paris dans le quartier de l’École militaire, avec le soutien de Rochefort dont il est l’ami jusqu’à ce que la crise boulangiste les sépare. Il reste membre du conseil municipal de Paris de 1878 à 1884 et de 1886 à 1889, président en 1886-1887. Il anime le « groupe de l’autonomie communale » avec Yves Guyot, s’oppose aux pouvoirs de la Préfecture de Police de Paris et agit en faveur de la laïcisation des écoles de la capitale. En 1889, il démissionne pour assumer son mandat de député radical-socialiste. En 1893, il est réélu député mais doit renoncer l’année suivante pour des raisons de santé. Se déclarant partisan, au début des années 1880, d’une politique radicale, qui tienne le juste milieu entre l’opportunisme et le collectivisme révolutionnaire, il se rapproche ensuite des socialistes qui soutiennent son élection en 1893. Libre penseur et franc-maçon, il participe au comité central de la Fédération française de la libre pensée, il est membre de la loge Les Amis de la Tolérance et cofondateur de La Fédération maçonnique.
Abel Hovelacque (1843-1894) : anthropologie physique et linguistique
« Certaines anomalies musculaires rappellent un état inférieur apparaissant plus fréquemment chez les Nègres que chez les Européens […] La couleur des muscles est un peu jaunâtre ou brunâtre […] Le cerveau est plus foncé que le nôtre. Il est étroit, allongé, se termine en avant par une pointe arrondie ; les lobes antérieurs semblent raccourcis ; le cervelet est assez volumineux. Le poids de l’encéphale est inférieur à ce qu’il est chez l’Européen […] La capacité pulmonaire est relativement réduite. »
Les Nègres de l’Afrique subéquatoriale, Paris, 1889, p. 243, 247-248
Arthur de Gobineau (1853-1855) : essai sur l'inégalité des races humaines
L’ignorance de l’importance des représentations raciales dans la France de la seconde moitié du XIXe siècle a fait attribuer au seul Gobineau la paternité des représentations racistes et inégalitaires. Or, l’apologiste des aryens ne fut pas antisémite et sa vision inégalitaire et hiérarchisée des races humaines était largement partagée par la communauté intellectuelle de son temps.
Joseph-Arthur de Gobineau – qui n’était pas plus connu que vous et moi – grandit dans une famille désunie, qui le plongera dans une grande souffrance et un pessimisme qui marquera son œuvre. En 1835, il arrive à Paris et cherche sa voie. Il s’essaye à la poésie, collabore avec des journaux royalistes et rédige plusieurs romans, tout en rêvant d’une carrière politique. En 1849, Alexis de Tocqueville, devenu ministre des Affaires étrangères, le nomme chef de son cabinet. La même année, il devient secrétaire d’ambassade à Berne, puis à Hanovre. Il rédige alors l’Essai sur l’inégalité des races humaines, dont la première partie paraît en 1853 et la seconde en 1855.
Essai sur l’inégalité des races humaines
Dans cet essai, Gobineau ne se distingue pas de ses contemporains par le portrait qu’il consacre au Noir, au Jaune, au Rouge, mais par sa vision d’une décadence généralisée et irrémédiable des sociétés contemporaines dont la cause réside en l’homme même : à l’origine du monde, les races étaient pures, mais le mélange des sangs a ravalé les meilleures au rang des pires. Cette thèse posée, Gobineau l’illustre par une histoire fantastique du genre humain ; il montre comment les Aryens primitifs, la plus noble des races, partis de l’Asie centrale, se sont noyés au cours de leurs migrations dans les flots impurs des Noirs et des Jaunes.
Cette célébration de la race « pure » avait déjà fait l’objet de théorisation une quinzaine d’années plus tôt par un membre de la Société ethnologique de Paris, Victor Courtet de l’Isle. Sans être beaucoup entendu dans son pays, Courtet avait énoncé les principes de la suprématie de la race germanique, principes appelés à connaître une grande popularité outre-Rhin quelques décennies plus tard. Ces écrits rencontrèrent peu d’écho dans la société française de la seconde moitié du XIXe mais se confortent en particulier après la crise de 1929, plus particulièrement en antisémitisme et en affirmant l’existence d’une « race juive », telle qu’elle s’est développée en France avec Pétain.
On connaît la triste postérité qu’eurent ces théories (1) puisque, par exemple, elles conduisirent à l’idéologie raciste et particulièrement antisémite prônant la supériorité de la « race aryenne ».
On peut voir dans H.S. Chamberlain (2) celui qui a fait le lien entre les théories de Gobineau et le programme politique du IIIe Reich.
Des écrits vite jugés dépassés
Gobineau n’est donc en rien le père de la notion de race, il n’a fait que vulgariser des notions et des représentations en vigueur depuis le début du siècle au sein de la communauté savante. Inscrivant son projet d’analyse des sociétés humaines passées, présentes et futures dans une démarche naturalisante, il a proposé une magistrale synthèse, mobilisant les données de l’anthropologie des premières décennies du XIXe siècle. Mais à une époque où l’anthropologie était une science en plein renouvellement, ces écrits des années 1853-1855 furent vite jugés dépassés.
La création d’un mythe
Seulement cent cinquante exemplaires de l’Essai furent édités à compte d’auteur et une deuxième édition posthume ne vit le jour qu’en 1884. Gobineau, qui fit carrière dans la diplomatie, ne trouva ainsi guère de disciples parmi ses contemporains.
De 1898 à 1900 Versuch über die Ungleichheit des Menschenrassen put paraître mais ne rencontra qu’un intérêt modeste. Son audience fut limitée aux cercles wagnériens et pangermanistes. Ce furent les nazis qui financèrent la cinquième édition de son livre et diffusèrent ses écrits dans des anthologies scolaires.
Les anthropologues américains Josiah C. Nott et J. R. Gliddon reconnurent également les mérites de L’Essai et en firent traduire des extraits favorables à la défense des thèses esclavagistes.
Ces annexions posthumes ont grandement contribué à la formation du mythe Gobineau, mythe qui fit à tort de l’Essai un des premiers ouvrages racistes et antisémites.
_________________________________________________________________
(1) En savoir plus : texte de Gobineau « Toute véritable civilisation découle de la race blanche… »
(2) «Dans l’ouvrage qui le rendit célèbre, Genèse du XIXe siècle (1899), Chamberlain soutenait que le race supérieure décrite par Gobineau (« race » indo-européenne que Chamberlain désignait sous le terme de « race aryenne ») était l’ancêtre de toutes les classes dirigeantes d’Europe et d’Asie, qu’elle n’avait pas cessé d’exister et qu’elle subsistait à l’état pur en Allemagne. Chamberlain incluait dans la race aryenne les peuples celtiques et nordiques qu’il considérait comme appartenant à la même famille germanique ainsi que les Berbères d’Afrique du Nord. Ses écrits inspirèrent notamment Alfred Rosenberg et Adolf Hitler, l’une des rares personnes présentes à ses funérailles en 1927. » Source : Wikipedia
Arthur de Gobineau (1853-1855) : extrait de l'essai sur l'inégalité des races humaines
« Toute véritable civilisation découle de la race blanche
C’est là ce que nous apprend l’histoire. Elle nous montre que toute civilisation découle de la race blanche, qu’aucune ne peut exister sans le concours de cette race, et qu’une société n’est grande et brillante qu’à proportion qu’elle conserve plus longtemps le noble groupe qui l’a créée et que ce groupe lui-même appartient au rameau le plus illustre de l’espèce. Pour exposer ces vérités dans un jour éclatant, il suffit d’énumérer, puis d’examiner les civilisations qui ont régné dans le monde, et la liste n’en est pas longue.
Du sein de ces multitudes de nations qui ont passé ou vivent encore sur la terre, dix seulement se sont élevées à l’état de sociétés complètes. Le reste, plus ou moins indépendant, gravite à l’entour comme les planètes autour de leurs soleils.
Dans ces dix civilisations, s’il se trouve, soit un élément de vie étranger à l’impulsion blanche, soit un élément de mort qui ne provienne pas des races annexées aux civilisateurs, ou du fait des désordres introduits par les mélanges, il est évident que toute la théorie exposée dans ces pages est fausse. Au contraire, si les choses se trouvent telles que je les annonce, la noblesse de notre espèce reste prouvée de la manière la plus irréfragable, et il n’y a plus moyen de la contester. C’est là que se rencontrent donc, tout à la fois, la seule confirmation suffisante et le détail désirable des preuves du système. C’est là, seulement, que l’on peut suivre, avec une exactitude satisfaisante, le développement de cette affirmation fondamentale, que les peuples ne dégénèrent que par suite et en proportion des mélanges qu’ils subissent, et dans la mesure de qualité de ces mélanges ; que, quelle que soit cette mesure, le coup le plus rude dont puisse être ébranlée la vitalité d’une civilisation, c’est quand les éléments régulateurs des sociétés et les éléments développés par les faits ethniques en arrivent à ce point de multiplicité qu’il leur devient impossible de s’harmoniser, de tendre, d’une manière sensible, vers une homogénéité nécessaire, et, par conséquent, d’obtenir, avec une logique commune, ces instincts et ces intérêts communs, seules et uniques raisons d’être d’un lien social. Pas de plus grand fléau que ce désordre, car, si mauvais qu’il puisse rendre le temps présent, il prépare un avenir pire encore.
Pour entrer dans ces démonstrations, je vais aborder la partie historique de mon sujet. C’est une tâche vaste, j’en conviens ; cependant, elle se présente si fortement enchaînée dans toutes ses parties, et, là, si concordante, convergeant si strictement vers le même but, que, loin d’être embarrassé de sa grandeur, il me semble en tirer un puissant secours pour mieux établir la solidité des arguments que je vais moissonner. Il me faudra, sans doute, parcourir, avec les migrations blanches, une grande partie de notre globe.
Mais ce sera toujours rayonner autour des régions de la haute Asie, point central d’où la race civilisatrice est primitivement descendue. J’aurai à rattacher, tour à tour, au domaine de l’histoire, des contrées qui, entrées une fois dans sa possession, ne pourront plus s’en séparer. Là, je verrai se déployer, dans toutes leurs conséquences, les lois ethniques et leur combinaison. Je constaterai avec quelle régularité inexorable et monotone elles imposent leur application. De l’ensemble de ce spectacle, à coup sûr bien imposant, de l’aspect de ce paysage animé qui embrasse, dans son cadre immense, tous les pays de la terre où l’homme s’est montré vraiment dominateur ; enfin, de ce concours de tableaux également émouvants et grandioses, je tirerai, pour établir l’inégalité des races humaines et la prééminence d’une seule sur toutes les autres, des preuves incorruptibles comme le diamant, et sur lesquelles la dent vipérine de l’idée démagogique ne pourra mordre. Je vais donc quitter, ici, la forme de la critique et du raisonnement pour prendre celle de la synthèse et de l’affirmation. Il ne me reste plus qu’à faire bien connaître le terrain sur lequel je m’établis. Ce sera court.
J’ai dit que les grandes civilisations humaines ne sont qu’au nombre de dix et que toutes sont issues de l’initiative de la race blanche. Il faut mettre en tête de la liste :
- La civilisation indienne. Elle s’est avancée dans la mer des Indes, dans le nord et à l’est du continent asiatique, au-delà du Brahmapoutra. Son foyer se trouvait dans un rameau de la nation blanche des Arians [Aryens].
- Viennent ensuite les Égyptiens. Autour d’eux se rallient les Éthiopiens, les Nubiens, et quelques petits peuples habitant à l’ouest de l’oasis d’Ammon. Une colonie ariane [aryenne] de l’Inde, établie dans le haut de la vallée du Nil, a créé cette société.
- Les Assyriens, auxquels se rattachent les Juifs, les Phéniciens les Lydiens les Carthaginois, les Hymiarites, ont dû leur intelligence sociale à ces grandes invasions blanches auxquelles on peut conserver le nom de descendants de Cham et de Sem. Quant aux Zoroastriens-Iraniens qui dominèrent dans l’Asie antérieure sous le nom de Mèdes, de Perses et de Bactriens, c’était un rameau de la famille ariane.
- Les Grecs étaient issus de la même souche ariane, et ce furent les éléments sémitiques qui la modifièrent.
- Le pendant de ce qui arrive pour l’Égypte se rencontre en Chine. Une colonie ariane, venue de l’Inde, y apporta les lumières sociales. Seulement, au lieu de se mêler, comme sur les bords du Nil, avec des populations noires, elle se fondit dans des masses malaises et jaunes, et reçut, en outre, par le nord-ouest, d’assez nombreux apports d’éléments blancs, également arians, mais non plus hindous.
- L’ancienne civilisation de la péninsule italique, d’où sortit la culture romaine, fut une marqueterie de Celtes, d’Ibères, d’Arians et de Sémites.
- Les races germaniques transformèrent, au Ve siècle, le génie de l’Occident. Elles étaient arianes.
8, 9, et 10 : Sous ces chiffres, je classerai les trois civilisations de l’Amérique, celles
- des Alléghaniens,
- des Mexicains
- et des Péruviens.
Sur les sept premières civilisations, qui sont celles de l’ancien monde, six appartiennent, en partie du moins, à la race ariane, et la septième, celle d’Assyrie, doit à cette même race la renaissance iranienne, qui est restée son plus illustre monument historique. Presque tout le continent d’Europe est occupé, actuellement, par des groupes où existe le principe blanc, mais où les éléments non-arians sont les plus nombreux. Point de civilisation véritable chez les nations européennes, quand les rameaux arians n’ont pas dominé.
Dans les dix civilisations, pas une race mélanienne n’apparaît au rang des initiateurs. Les métis seuls parviennent au rang des initiés.
De même, point de civilisations spontanées chez les nations jaunes, et la stagnation lorsque le sang arian s’est trouvé épuisé.
Voilà le thème dont je vais suivre le rigoureux développement dans les annales universelles. La première partie de mon ouvrage se termine ici. »
Extrait de Joseph Arthur, comte de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines. (Livres 1 à 4, Éditions Pierre Belfond, 1967).
Deuxième partie
Les races noire, jaune et blanche
J’ai montré la place réservée qu’occupe notre espèce dans le monde organique. On a pu voir que de profondes différences physiques, que des différences morales non moins accusées, la séparaient de toutes les autres classes d’êtres vivants. Ainsi mise à part, je l’ai étudiée en elle-même, et la physiologie, bien qu’incertaine dans ses voies, peu sûre dans ses ressources, et défectueuse dans ses méthodes, m’a néanmoins permis de distinguer trois grands types nettement distincts, le noir, le jaune et le blanc.
Race noire
La variété mélanienne [à pigment de peau foncé] est la plus humble et gît au bas de l’échelle. Le caractère d’animalité empreint dans la forme de son bassin lui impose sa destinée, dès l’instant de la conception. Elle ne sortira jamais du cercle intellectuel le plus restreint. Ce n’est cependant pas une brute pure et simple, que ce nègre à front étroit et fuyant, qui porte, dans la partie moyenne de son crâne, les indices de certaines énergies grossièrement puissantes. Si ces facultés pensantes sont médiocres ou même nulles, il possède dans le désir, et par suite dans la volonté, une intensité souvent terrible. Plusieurs de ses sens sont développés avec une vigueur inconnue aux deux autres races : le goût et l’odorat principalement [6].
Mais là, précisément, dans l’avidité même de ses sensations, se trouve le cachet frappant de son infériorité. Tous les aliments lui sont bons, aucun ne le dégoûte, aucun ne le repousse. Ce qu’il souhaite, c’est manger, manger avec excès, avec fureur ; il n’y a pas de répugnante charogne indigne de s’engloutir dans son estomac. Il en est de même pour les odeurs, et sa sensualité s’accommode non seulement des plus grossières, mais des plus odieuses. À ces principaux traits de caractère il joint une instabilité d’humeur, une variabilité de sentiments que rien ne peut fixer, et qui annule, pour lui, la vertu comme le vice. On dirait que l’emportement même avec lequel il poursuit l’objet qui a mis sa sensitivité en vibration et enflammé sa convoitise, est un gage du prompt apaisement de l’une et du rapide oubli de l’autre. Enfin il tient également peu à sa vie et à celle d’autrui ; il tue volontiers pour tuer, et cette machine humaine, si facile à émouvoir, est, devant la souffrance, ou d’une lâcheté qui se réfugie volontiers dans la mort, ou d’une impassibilité monstrueuse.
Race jaune
La race jaune se présente comme l’antithèse de ce type. Le crâne, au lieu d’être rejeté en arrière, se porte précisément en avant. Le front, large, osseux, souvent saillant, développé en hauteur, plombe sur un faciès triangulaire, où le nez et le menton ne montrent aucune des saillies grossières et rudes qui font remarquer le nègre. Une tendance générale à l’obésité n’est pas là un trait tout à fait spécial, pourtant il se rencontre plus fréquemment chez les tribus jaunes que dans les autres variétés. Peu de vigueur physique, des dispositions à l’apathie. Au moral, aucun de ces excès étranges, si communs chez les Mélaniens. Des désirs faibles, une volonté plutôt obstinée qu’extrême, un goût perpétuel mais tranquille pour les jouissances matérielles ; avec une rare gloutonnerie, plus de choix que les nègres dans les mets destinés à la satisfaire. En toutes choses, tendances à la médiocrité ; compréhension assez facile de ce qui n’est ni trop élevé ni trop profond ; amour de l’utile, respect de la règle, conscience des avantages d’une certaine dose de liberté. Les jaunes sont des gens pratiques dans le sens étroit du mot. Ils ne rêvent pas, ne goûtent pas les théories, inventent peu, mais sont capables d’apprécier et d’adopter ce qui sert. Leurs désirs se bornent à vivre le plus doucement et le plus commodément possible. On voit qu’ils sont supérieurs aux nègres. C’est une populace et une petite bourgeoisie que tout civilisateur désirerait choisir pour base de sa société : ce n’est cependant pas de quoi créer cette société ni lui donner du nerf, de la beauté et de l’action.
Race blanche
Viennent maintenant les peuples blancs. De l’énergie réfléchie, ou pour mieux dire, une intelligence énergique ; le sens de l’utile, mais dans une signification de ce mot beaucoup plus large, plus élevée, plus courageuse, plus idéale que chez les nations jaunes ; une persévérance qui se rend compte des obstacles et trouve, à la longue, les moyens de les écarter ; avec une plus grande puissance physique, un instinct extraordinaire de l’ordre, non plus seulement comme gage de repos et de paix, mais comme moyen indispensable de conservation, et, en même temps, un goût prononcé de la liberté, même extrême ; une hostilité déclarée contre cette organisation formaliste où s’endorment volontiers les Chinois, aussi bien que contre le despotisme hautain, seul frein suffisant aux peuples noirs.
Les blancs se distinguent encore par un amour singulier de la vie. Il paraît que, sachant mieux en user, ils lui attribuent plus de prix, ils la ménagent davantage, en eux-mêmes et dans les autres. Leur cruauté, quand elle s’exerce, a la conscience de ses excès, sentiment très problématique chez les noirs. En même temps, cette vie occupée, qui leur est si précieuse, ils ont découvert des raisons de la livrer sans murmure. Le premier de ces mobiles, c’est l’honneur, qui, sous des noms à peu près pareils, a occupé une énorme place dans les idées, depuis le commencement de l’espèce. Je n’ai pas besoin d’ajouter que ce mot d’honneur et la notion civilisatrice qu’il renferme sont, également, inconnus aux jaunes et aux noirs.
Pour terminer le tableau, j’ajoute que l’immense supériorité des blancs, dans le domaine entier de l’intelligence, s’associe à une infériorité non moins marquée dans l’intensité des sensations. Le blanc est beaucoup moins doué que le noir et que le jaune sous le rapport sensuel. Il est ainsi moins sollicité et moins absorbé par l’action corporelle, bien que sa structure soit remarquablement plus vigoureuse.
Extrait de Joseph Arthur, comte de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines. (Livres 1 à 4, Éditions Pierre Belfond, 1967).
Georges Hardy (1884-1972) : psychologie ethnique et discrimination éducative
Fils d’un instituteur, normalien, agrégé d’histoire et géographie, diplômé de l’École Pratique des Hautes Études, il consacre ses thèses de doctorat de lettres à la mise en valeur du Sénégal de 1817 à 1854 et à l’enseignement au Sénégal 1817-1854. En 1919, Lyautey le nomme Directeur général de l’instruction publique au Maroc. En 1926, il prend la direction de l’école coloniale, il enseigne également à l’école des sciences politiques, avant de devenir recteur d’Alger (1932-1937 et 1940-1943).
La psychologie ethnique sur fond de différentialisme
Auteur de nombreux ouvrages de référence sur la colonisation, Hardy est le grand promoteur des études de psychologie ethnique appliquée aux colonies, études qu’il juge indispensables à la mise en œuvre d’une politique coloniale adaptée à la mentalité des différentes « races indigènes ».
Sa pensée est profondément différencialiste : parce que les prétendues races ont subi l’influence de milieux et d’événements historiques forts différents, il croit en l’existence de différences profondes qui créent, entre les prétendues races indigènes et les races européennes, un « abîme de mystère, un abîme d’incompréhension » (Hardy, 1929, p.194).
Une politique éducative discriminatoire
Chargé de la mise en place du système scolaire en A.O.F, Hardy met en œuvre une politique discriminatoire qui limite les ambitions de la « mission civilisatrice ».
L’école de village, dont la fréquentation est limitée à deux ou trois ans, entend dispenser, rapidement, aux enfants, quelques rudiments de français, de calcul et des leçons de choses à visée très pratique. Les écoles régionales accueillent ensuite une élite issue des écoles de village afin de former les auxiliaires subalternes de la colonisation.
Selon G. Hardy, l’accès à l’enseignement secondaire, risquant d’entraîner les jeunes indigènes dans une voie sans issue, doit rester une faveur tout à fait exceptionnelle. Il faut se garder selon lui d’exagérer la puissance de l’enseignement, de négliger les forces déposées par des siècles au fond de l’âme indigène, de sous-estimer les résistances que le sang des races est capable d’offrir aux meilleurs tentatives d’éducation.
Une image dépréciée des « indigènes »
Devenu directeur de l’École coloniale, il confie à Max Bonnafous un cours de psychologie coloniale et demande aux étudiants de consacrer leur mémoire de fin d’études à la psychologie des indigènes à partir des écrits des administrateurs ethnologues et des romanciers coloniaux. De nombreux portraits sont brossés par les étudiants, décrivant les indigènes sous un jour très dépréciatifs.
Extrait d’Une conquête morale : l’enseignement en A.O.F
GEORGES HARDY (1884-1972) : PSYCHOLOGIE ETHNIQUE ET DISCRIMINATION EDUCATIVE
Pour transformer les peuples primitifs de nos colonies, pour les rendre le plus possible dévoués à notre cause et utiles à nos entreprises, nous n’avons à notre disposition qu’un nombre très limité de moyens, et le moyen le plus sûr, c’est de prendre l’indigène dès l’enfance, d’obtenir de lui qu’il nous fréquente assidûment et qu’il subisse nos habitudes intellectuelles et morales pendant plusieurs années de suite ; en un mot, de lui ouvrir des écoles où son esprit se forme à nos intentions.
Georges Hardy, Une conquête morale : l’enseignement en A.O.F., 1917, Editions L’Harmattan, 2005
L'élite intellectuelle contaminée
Qui sait aujourd’hui que Victor Hugo ou Ernest Renan furent de ceux qui s’appuyèrent sur les « vérités » de la science des races ?
La conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure, qui s’y établit pour le gouverner, n’a rien de choquant… Autant les conquêtes entre races égales doivent être blâmées, autant la régénération des races inférieures par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité. L’homme du peuple est presque toujours chez nous un noble déclassé ; sa lourde main est mieux faite pour manier l’épée que l’outil servile… Versez cette dévorante activité sur des pays qui comme la Chine, appellent la conquête étrangère… chacun sera dans son rôle. La nature a fait une race d’ouvriers ; c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment de l’honneur… gouvernez-la avec justice… elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre, soyez bon pour lui et humain et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne.
Ernest Renan (Membre de l’Académie Française élu en 1878) «Une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. », in Réforme intellectuelle et morale, 14 décembre 1871
Je crois que notre nouvelle conquête est chose heureuse et grande. C’est la civilisation qui marche sur la barbarie. C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les Grecs du monde, c’est à nous d’illuminer le monde. Notre mission s’accomplit, je ne chante qu’Hosanna. » « Au lieu de faire des révolutions, on ferait des colonies ! Au lieu d’apporter la barbarie à la civilisation, on apporterait la civilisation à la barbarie ! (…) L’Asie serait rendue à la civilisation, l’Afrique serait rendue à l’homme. Les deux peuples colonisateurs, qui sont deux grands peuples libres, la France et l’Angleterre, ont saisi l’Afrique ; la France la tient par l’ouest et par le nord, l’Angleterre la tient par l’est et par le midi. Voici que l’Italie accepte sa part de ce travail colossal. (…) Au XIXe siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au XXe siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. » « Peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. A qui ? À personne. Prenez cette terre à Dieu. (…) Où les rois apporteraient la guerre, apportez la concorde. Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour le commerce ; non pour la bataille, mais pour l’industrie ; non pour la conquête, mais pour la fraternité.
Victor Hugo, Chambre des députés, 15 janvier 1840, Archives parlementaires
Joseph Anténor Firmin : Anthropologue éclairé
Pendant que les anthropologues européens s’évertuaient à démontrer de toutes les façons possibles et imaginables la supériorité de la prétendue race blanche sur les autres, un anthropologue haïtien courageux, Joseph Anténor Firmin (1850-1911) affirma inlassablement l’unicité de l’espèce humaine.
« C’est donc dans cette ambiance scientifique très particulière, obsédé par les classifications, qu’Anténor Firmin est admis sur les bancs de la Société d’anthropologie de Paris. Il se mord les lèvres, il a du mal à en croire ses oreilles. Haïtien fier de sa République et de son héroïque histoire, comment ne serait-il pas profondément choqué, mortifié de voir affirmer l’inégalité des races humaines et l’infériorité native de la race noire ? Plutôt que d’interrompre les débats et de provoquer une violente discussion, dont il se doute qu’elle ne déboucherait sur rien, tant les personnalités présentes sont imbues d’elles-mêmes, il préfère publier, en 1885, un livre de six cent soixante-deux pages qu’il intitule De l’égalité des races humaines (Anthropologie positive).
Firmin possède une culture encyclopédique. En homme éclairé, positiviste, adepte d’une vision « objective » de la science telle que décrite par Auguste Comte, fondée sur des faits et non des spéculations, il soutient qu’une étude empirique de l’humanité, menée d’après des faits minutieusement récoltés, peut démontrer l’erreur des théories spéculatives sur l’inégalité des races.
Il reprend donc les travaux et mesures de l’anthropométrie, de la craniologie, utilise les tables et les chiffres de ses adversaires pour bâtir sa réfutation. Il agit de façon très intelligente, sans agressivité, avec simplicité et même humour. Critiquant la mythologie raciale à la mode, il affirme que la notion de race « pure » se discute si l’on considère combien les groupes humains ont fusionné, et il souligne que la notion de race sert surtout à diviser l’humanité. Il évoque et commente les facteurs climatiques et géographiques qui affectent le couleur de la peau et les traits physiques, il s’intéresse aux substances biochimiques du derme, domaines peu explorés jusque-là.
Il fait si bien qu’il réussit à réduire le discours des anthropologues à un ensemble d’affabulations. « Non sans ironie, écrit l’historienne Carole Reynaud Paligot, auteur de la République raciale, il compare les savantes mesures de Broca et de ses collègues à des « jeux puérils », ironise sur des séries de chiffres « où les races humaines bras dessus, bras dessous, dans une belle promiscuité », semblent « rire au nez des savants classificateurs », et il prophétise le « discrédit de leur science, quand viendra la critique du XXe siècle ».
Sa réfutation s’oriente non pas dans le « bon sens », qui permet si aisément toutes les dérives, mais dans le « sens du bon », respectant une éthique du vivre ensemble, à l’opposé de la haine qui divise. Il est nécessaire « en dernière analyse, écrit-il, d’examiner les conclusions auxquelles ont été logiquement acculés les savants qui soutiennent la thèse de l’inégalité des races. Si ces conclusions sont évidemment contraires à toutes les notions du progrès, de la justice […] ; si on peut les tenir pour possibles qu’à condition de renverser toutes les idées généralement reçues comme les plus conformes à la stabilité, à l’harmonie des hommes et des choses, aux aspirations qui sont le plus beau titre de l’humanité, ce sera une raison de plus pour écarter comme fausse la théorie dont elles sont déduites ». Or « les savants qui affirment que les races ne sont pas égales, en viendraient-ils donc à désirer un régime de distinction, l’établissement de vraies castes, dans la nation même à laquelle ils appartiennent ? »
Cet ouvrage très avant-gardiste passe inaperçu : Firmin est isolé, seul contre un milieu d’anthropologues qui fait le jeu du pouvoir politique et colonialiste. Quand on produit un discours trop différent du discours ambiant, on est automatiquement exclu. De plus, il est noir. Comment un Noir prétendrait-il détenir la vérité ?
Pour autant, Firmin ne perd rien de son humour. Alors même qu’il écrit son livre, il le sait condamné au silence. A quelqu’un qui un jour lui déclare : « l’inégalité morale des races est un fait acquis ! », il répond laconiquement : « En effet ». Et il note dans le livre son espoir que les mentalités aient enfin changé au XXVe siècle !
Mes Etoiles noires, p. 144 – 145
Friedrich Tiedmann - Une voix contre l'inégalité anatomique des races
Quelques voix discordantes refusèrent de conclure à l’inégalité anatomique des races. En 1836, l’Allemand Friedrich Tiedemann (1781-1861), professeur à l’Université de Heidlberg et directeur de l’Institut d’anatomie, présenta les résultats de ses recherches sur « le cerveau du « Nègre » comparé à celui de l’Européen et de l’Orang-Outang » dans une communication envoyée à la Royal Society. Tiedemann réfutait les thèses des naturalistes (Camper, Sömmering, Cuvier, White, Virey, Laurence, etc.) qui présentaient le « Nègre » comme un échelon intermédiaire entre l’anthropoïde et l’homme blanc. Selon lui, la structure du cerveau du « Nègre » et de l’Européen était identique. Aucune différence majeure dans l’organisation du cerveau n’était décelable.
En revanche, les différences entre le cerveau du « Nègre » et celui des grands singes étaient frappantes. Il reprochait à Buffon et à Tyson d’avoir défendu des similitudes alors que le cerveau de l’Orang-Outang s’avérait plus petit, plus léger, plus court, plus étroit et les circonvolutions moins nombreuses. Tiedemann pouvait alors conclure : « Le principal résultat de mes recherches sur le cerveau des « Nègres » est que, ni d’un point de vue anatomique, ni d’un point de vue physiologique, il n’est possible de justifier le fait que nous les plaçons en dessous des Européens sous le rapport des facultés morales et intellectuelles.
Comment est-il alors possible de nier que la race éthiopienne soit capable de civilisation ? Cela est juste aussi faux qu’il l’aurait été, au temps de César, de considérer les Germains, les Bretons, les Helvètes et les Bataves comme incapables de civilisation ». Alors que l’esclavage était souvent présenté comme le signe de l’infériorité naturelle du Noir, Tiedemann le percevait comme la cause du retard des Africains dans le processus de civilisation. Les conclusions de Tiedmann furent pourtant contestées par les anthropologues de la génération suivante.
Paul Broca reconnut le sérieux de son travail mais lui reprocha ses insuffisances en mathématiques, notamment dans le calcul des moyennes, ce qui rendait, à ses yeux, ses conclusions égalitaires caduques. (Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, 1873, p. 73.)
Bibiographie : Franck Tinland, L’Homme sauvage, Paris, Payot, 1968, p. 145-147.